Zi
Gecco
Jamais
l'abbaye des frères cisterciens n'avait vu autant de monde comme ce
fut le cas
le jour des
funérailles de Zi Gecco. Entre amis et curieux, les visiteurs
était
tellement nombreux
que l'abbé dut
charger un
peloton de novices pour que la file se déroule en bon ordre devant
le cercueil.
Zi
Gecco n'était pas un notable ni un politique important, mais c'était
l'homme du Chêne. Celui qui parlait aux chiens mais surtout connu à
cent kilomètres
à la ronde
comme l'infaillible météorologue au palo
de la trinità.
Enveloppé de mystère, personne n'avait pu dire avec précision,
au moment de rédiger son acte de décès,
la durée
de sa vie.
On l'avait
traité de fou, de philosophe ou de sorcier,
selon le degré des
préjugés. À
présent
qu'il ne
prévoyait plus rien, on s'était déplacé de loin,
juste pour s'arrêter un instant devant le couvercle fermé de sa
caisse, fabriquée à toute vitesse par un menuisier du coin qui
avait exigé
que la dernière demeure de Zi Gecco soit faite du bois de ce même
vieux Chêne qui l'avait abrité durant sa vie. Car en ce jour, on
ne plaignait pas seulement la mort de Zi Gecco, brûlé vif, mais
aussi de
l'assassinat de ce colosse séculaire abattu à la tronçonneuse
encore en pleine santé. Ce qui avait
sans doute poussé Zi Gecco à frotter sa dernière allumette.
Mais
allons voir.
Le
drame allait se consommer un vendredi de Pâques,
quand à 07h pile Zi Gecco descendait sa butte à petit pas, suivi
par ses onze
chiens. Il avait du mal à comprendre
mais ce matin-là, une
insolite hésitation des chiens à l'heure de se mettre en route lui
suggérait que quelque chose ne tournait pas rond.
Cela
donnait à réfléchir.
Il
boucha rapidement l'entrée de sa cabane avec une grosse boule de
ronces, comme il le faisait
chaque matin avant de descendre jusqu'à son vieux chêne,
dont les branches séculaires l'abritaient de la pluie et du soleil à
longueur de jour.
Cet
arbre, dont le tronc demandait
six bras d'homme pour l'entourer, gardait l'entrée de l'ancienne
abbaye des frères cisterciens comme un maître du temps. L'homme
était arrivé sur la lune, l'urbanisation avait dévoré mer et
monts, mais pas une goutte de ciment n'avait encore coulé sur ce
doux versant des
Préappenins où, ayant échappé à la convoitise des
agro-industriels, les oliviers tordus par les siècles escaladaient
paresseusement la pente, jusqu'où la neige le permettait.
Depuis
bien longtemps,
quand ne
passaient encore sur cette route départementale que de ânes et
quelque rares Fiat menant les autorités en ville, Zi Gecco passait
déjà ses jours en apprenant le langage des chiens à l'ombre du
chêne. Il n'était pas vraiment croyant, ni ne s'était d'ailleurs
jamais posé ce
genre de questions, mais
même ainsi, les frères de l'abbaye, le trouvant inoffensif, avaient
pris l'habitude d’ajouter un plat de soupe à table. Il acceptait,
plus pour entretenir des relations de bon voisinage que par
nécessité, vu que, à manger et à boire pour lui et ses bestioles,
il en avait souvent de trop.
Sa première occupation en arrivant sur place était
de décrocher toute sorte de paquets que ses
nombreux amis prenaient soin de lui laisser bien à l'abri de
fourmis.
Zi
Gecco était singulier, sans doute, mais tout le monde avait de
l'affection pour lui et, à part les notables qui n'ont jamais le
temps de s'arrêter, les vachers, les bergers,
des écoliers aussi, lui laissaient toujours chemin faisant une
petite pensée suspendue à son arbre.
Et lui, dès
son arrivée, il séparait la nourriture pour lui ou pour ses chiens
et, selon la chaleur, allait conserver les denrées périssables dans
le ruisseau d'à côté. Le reste de la journée ne se prêtait pas à
l’ennui.
Même
dans ce petit coin ignoré par la voracité de l'homme, les effets du
temps se faisaient sentir et maintenant,
Zi Gecco avait parfois du mal à s'occuper de tout ce monde qui, au
fur et à mesure, avait remplacé l’âne pour une voiture et les
pâturages pour une usine. Mais Zi Gecco, à l'ère de la télé et
des satellites, était toujours le seul météorologue digne de
confiance absolue. Une réputation conquise et méritée à travers
des décades de pronostics d'une précision stupéfiante. De
mémoire d'homme, il n'avait jamais raté une pluie, un sirocco ou
une tempête. Voila pourquoi, en dépit de la difficulté à se
garer près du chêne, de père en fils on restait fidèles aux
prévisions indéfectibles de celui qui parlait avec les chiens.
Parmi ceux qui s'arrêtaient pour le consulter, beaucoup ne se
préoccupaient guère de savoir s'il allait faire bon ou mauvais,
mais il était difficile de passer par ce chêne sans y faire une
halte pour caresser quelques petites têtes de ses bestioles et
surtout, surtout voir Zi Gecco tourner autour de son palo
de la trinità,
les yeux fermés, narines dilatées, pendant que ses bras moulinaient
l'air dans un frénétique mouvement circulaire inversé.
Cela ne durait pas plus d'une ou deux minutes
au maximum, cela dépendait de la distance et de la vitesse du
courant d'air à prévoir.
Combien
de fois, avec un ciel totalement dégagé et sans un fil de vent, il
avait surpris ses patients
– c'était ainsi qu'il les appelait- en leur annonçant une averse
de grêle dans l'heure à venir. Il ne manquait pas de sceptiques qui
attendaient sur place,
dans la certitude de
pouvoir ensuite se moquer de lui. Inévitablement, on voyait sans
tarder l'incrédule courir à toute vitesse à sa voiture, frappé
par les grêlons. A ces occasions, Zi Gecco n'avait jamais rien a
redire. Il allait se nicher dans une confortable cavité à la base
du tronc du chêne et là, il se marrait tout doucement des caprices
du temps et plaisantait avec les chiens.
Bien
sûr, Zi Gecco avait ses soucis comme tout le monde. Il y eut
par exemple un moment, et cela à cause d'un de ces mystiques
chevelus qui parlait comme une machine à coudre et qui s'était mis
allez savoir quoi en tête, où un tas de gens, y compris une équipe
de télévision, s'étaient un beau jour pointés au chêne avec
l'absurde prétention d’emporter avec eux son
palo de la trinità pour
le faire analyser. L'étudier, comme ils disaient. On cherchait à le
convaincre, on lui disait surtout qu'il ne pouvait pas s'opposer au
progrès, empêcher la science de faire ce qui lui revenait de
droit,
etc. Enfin, il leur fallait faire la lumière sur cette légende qui,
disons-le, avait déjà créé assez de malentendus.
Même
n'ayant pas compris tout de leur
arguments, Zi Gecco ne manqua pas de patience en leur expliquant que
son palo
n'avait vraiment rien de spécial, qu'il l'appelait de la
trinitá tout
simplement parce qu'il l'avait coupé dans une vallée voisine qui
portait ce nom. Ce n'était qu'un bâton, fait avec la troisième
branche polie d'un châtaigner quelconque, comme en trouvait partout
dans le coin. Et s'ils étaient vraiment intéressés, il pouvait
leur
en procurer une dizaine exactement semblables,
il fallait juste attendre la lune décroissante. Mais celui-ci, son
palo,
alors là non, pas question de s'en séparer. C'était affectif. Ses
chiens, d'ailleurs, ne l'auraient jamais permis. Ainsi disant, il
extirpa son palo
du sol, là où il le plantait chaque matin, et à l'instant même un
chien roux vint le prendre dans sa gueule et
dévala la pente à toute vitesse.
Le
mystère de son infaillibilité sur les prévisions du temps, qui à
une époque révolue était resté circonscrit aux foyers des
environs courait maintenant de bouche en bouche, alimentant la
curiosité, mais attisant aussi la convoitise de certains coquins qui
auraient tout fait pour s'approprier le fameux palo
de la trinità.
Sa cabane avait été fouillée à plusieurs reprises et une fois, il
avait été même surpris et drogué en pleine nuit. Le lendemain, il
s’était réveillé dehors, au milieu de dizaine de trous creusés
tout autour. On
avait emporté
tout ce qui pourrait ressembler à un fétiche, tout objet aux
senteurs de potions magique. Il ne s'en faisait pas, sauf pour ses
chiens qui, avec leur masse corporelle plus faible, avaient plus de
mal que lui à se remettre du somnifère qui leur avait aussi été
administré. Une fois seulement, découvrant la disparition d'une
marmite en cuivre emportée lors d’un de ces pillages, il fut
sacrement touché. À croire que ce chaudron, qui avait servi depuis
toujours à préparer des décoctions
incomparables contre les rhumatismes, était un vestige, peut-être
le dernier, qui par un fil d'éther le rattachait à l'origine où
résidait la raison de son existence. Pour la première fois, cédant
au chagrin, il avait déserté son chêne pendant deux ou trois
jours.
Autrefois
on se serait vite inquiété de cette absence, mais les temps
changent et, avec la télévision qui remplace tout et dit vrai même
quand elle se trompe, on
n’avait plus
le temps d'aller voir ce qui
était arrivé à Zi Gecco,
qui n’avait
pas touché à ses sacs de nourriture pendus au chêne.
Au
fond, ceux qui s'intéressaient encore sérieusement à ses
prévisions sans faille ou à son palo,
étaient plus des scientifiques excentriques ou des chasseurs de
trésors que la
progéniture du coin,
qui travaillait désormais en ville. S’ils lui sacrifiaient encore
quelque minute, c'était par vague respect pour la tradition, à
peine, et parfois sans même descendre de voiture. Si les parents de
ces nouveaux employés pressés étaient encore vivants, les fistons,
pour qui le bon ou mauvais temps ne changeait en rien leur routine,
n’oubliaient pas que Zi Gecco n'était pas qu'un baromètre à
consulter à l’occasion. Loin de là, Zi Gecco était un esprit
unique : le seul être vivant connu qui,
par des circonstances extraordinaires,
n'avait pas eu besoin d'abandonner
l'instinct animal pour acquérir l’intelligence humaine. Il avait
tout naturellement la faculté de conjuguer le kairos
avec le conceptuel ; le don de combiner à justes doses
diagnostic et pronostic, mais dont la précision n'était pas
explicable, sinon par la présumée magie de son totem : le
palo de la trinità.
Les
anciens avaient bien senti que Zi Gecco n'était pas comme les
autres. Ils n'auraient pas su dire ce qu'il avait de spécial, mais
ils savaient avec
certitude que cet homme sans âge qui parlait aux chiens était plus
qu'un baromètre et ils ne cherchaient pas plus loin. Au contraire de
leurs fils et petits-fils, qui se limitaient aujourd'hui à nourrir
une légende, histoire de ne pas crever d’ennui, leurs vieux le
respectaient et le craignaient.
Mais,
comme on disait, le monde change et avec les nouvelles générations,
nous avons ceux
des vallées qui vont s'intoxiquer dans les bureaux en ville et
d’autres
qui quittent la ville et essayent d'oublier l'omniprésence des
ordinateurs en tirant sur un joint à l'air libre. Attirés par le
tempérament pacifique, mais surtout à cause de certaines
formulations verbales qu'on trouvaient foisonnantes, ces derniers
avaient pris l'habitude de se retrouver au coucher du soleil sous le
vieux chêne de Zi Gecco. D'ailleurs, une ancienne abbaye
enfoncée dans la fraîcheur et la paix des oliviers centenaires, le
fracas des eaux roulant les pierres du torrent d'à côté, et cet
homme qui devine le temps et parle aux chiens comme Saint François
le faisait avec ses oiseaux, y avait-il meilleur tableau pour ces
jeunes en quête d'épanouissement ?
Zi
Gecco recevait tout le monde, le chêne ne s'en plaignait pas et,
tout comme lui, ses chiens n'avaient rien à redire non
plus à l'odeur douceâtre de la fumette. Cela leur semblait même
moins suspect que les litrons de blanc que certains paysans
respectables du coin venaient encore se siffler dans le seul endroit
où leur femmes n'auraient jamais mis les pieds. Car Zi Gecco et son
chêne n'étaient pas dans les grâces de certains
foyers catholiques apostoliques et romains, lesquels chaque dimanche
allaient à la queue leu leu se confesser chez les
cisterciens, surtout pour leur demander de virer enfin cet hérétique
et son palo
ensorcelé de ce lieu bénit.
De
son
côté, loin
d'imaginer de
telles réactions de rejet,
Zi Gecco et ses chiens avaient toujours en réserve un petit numéro,
de quoi surprendre allègrement quiconque passait par là sans
oublier de jeter un coup d’œil à ce bon chêne, témoin
impérissable d'un monde franc fait pour ne déplaire à personne.
Mais
voilà que depuis qu'on a
commencé à s'en occuper sérieusement, la liberté s'est vite
révélée être un bien trop lucratif pour la laisser dormir à
l'ombre des chênes ou des oliviers. Un esprit libre est un guerrier
et la liberté est un butin de guerre. Ceci, Zi Gecco ne le savait
pas, et ses nouveaux ''patients '' n'étaient pas ici pour y
veiller.
Néanmoins,
parmi ces drôles d'oiseaux urbains qui venaient en fin de journée
dégourdir ses ailes chez lui, l’un d’eux avait essayé de le
mettre en garde contre les maîtres des ténèbres qui engloutissent
tout sur leur chemin, avec une claire préférence pour les vieux
chênes et leurs derniers habitants.
Gentil comme il l'était, Zi Gecco semblait écouter les bons
conseils de tout le monde. Mais
dès que les voitures des ces jeunes sages redémarraient, toute ces
recommandations s'envolaient comme un dernier vol d'oiseaux effrayé.
Et le lendemain
ne serait qu'un autre jour, égal et différent comme l'éternité.
Sauf
ce matin du vendredi de Pâques.
Depuis
sa cabane, Zi Gecco prenait toujours un raccourci à travers le bois
qui débouchait abruptement sur la départementale, juste en face du
chêne. Les chiens qui d'habitude le devançaient, traînaient
étrangement ce matin derrière lui. Au point que Zi Gecco dut
s'arrêter à
plusieurs reprises pour leur demander raison de cette gênante
paresse. Les chiens écoutaient ses réprimandes la tête entre les
pattes, dans un mutisme déconcertant. Un frisson
parcourut le dos de Zi Gecco, l'air était frais et les buissons
brillaient sous la rosée du matin. Il encouragea ses bestioles et
allongea le pas.
À
l'instant où il sauta sur le goudron de la départementale,
un rayon de soleil le frappa au visage comme une lame de feu. Il
recula, ferma les yeux, les chiens tous ensemble émirent un seul
gémissement aigu. Quelque chose ne tournait vraiment pas rond.
Ce soleil ne devrait pas être là, pas comme cela. C'est-à-dire, il
était bien à l'heure, et chez lui. Voyons, qui pourrait se
permettre de lui
donner des ordres, seulement que... Le chêne, c'était son chêne
qui n'était plus à sa place ! Il s'était couché. Le soleil
montait dans le ciel, ses dards ardents avaient aveuglé Zi Gecco,
mais le chêne gisait sur le
flanc, indifférent aux cris des oiseaux qui voletaient au dessus de
ses branches à la recherche désespérée
d'un signe de vie.
Pendant
le temps d'une longue réflexion, Zi Gecco regarda,
fasciné, le disque candide de l’arbre scié, hypnotisé par la
blancheur monumentale qui pulsait encore du tronc juste abattu. Puis
les chiens mordirent ses pantalons, saignèrent ses mollets,
jusqu'à l'arracher du goudron et l'obliger à regagner la protection
ombrageuse du bois.
Zi
Gecco recula alors un pas après l'autre. Arrivé à
sa cabane,
avec
un cri horrifiant, il dispersa ses onze chiens, puis écarta la boule
de ronces, pénétra à l’intérieur, s'agenouilla devant son palo
de la
trinitá
et craqua sa dernière allumette.
Vamos traduzir...
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